Pas simple en effet de se conserver chaque jour un vrai temps pour écrire quand on a d'autres activités, par exemple aussi prenantes que des ateliers d'écriture en milieu, disons, "inattendus".
Pourtant, je continue à écrire sans relâche la dernière partie de ce qui sera mon deuxième roman, EVE ET LOUIS, ANNEES MITTERRAND, lui-même suite à l'envers de mon premier roman, BLANCHE, AU FIL DES JOURS, Louis étant le fils de Blanche. Dans le livre qui lui est en partie consacré, on le retrouve lycéen dans le Paris en ébullition des années 80.
Quand je dis "ébullition", je pense bien sûr aux grands travaux de l'époque, le Pont-Neuf emballé par Cristo, les colonnes de Buren, la pyramide du Louvre, la Grande Bibliothèque, mais aussi à un certain nombre d'attentats qu'on a peut-être trop vite oublié...
Voilà comment j'aborde celui qui a frappé la rue de Rennes en septembre 1986, toujours en faisant se rejoindre la "petite histoire" — celle de cette bande d'amis potaches dont Louis fait partie — et la "grande"...
Au passage, je suis toujours à la recherche d'un visuel pour la couv' de mon livre (à paraître en fin d'année).
"Vers 16h30 ce jour-là, il n’y avait pas de vigile à l’horizon à l’entrée de la FNAC-Montparnasse, et seuls quelques passants s’offusquèrent de l’entrée dans le magasin « où on apprivoise la souris » — curieux slogan publicitaire de la marque À Chier — de quatre énergumènes en shorts, chaussettes montantes, croquenots de montagne et chapeaux larges. Comme convenu, Charles ne monta pas dans les étages et sortit le matériel audiovisuel de son sac à dos. Méprisant les escalators, ses trois complices se lancèrent ostensiblement dans l’ascension des vrais escaliers, en tapant du pied et fredonnant une vague chanson martiale ; il fallait attirer l’attention sans en faire trop avant d’arriver au sommet.
Au moment où, arrivés à destination, Fabrice, Eve et Louis lançaient leurs cordes d’alpinistes par-dessus les garde-fous et s’apprêtaient à les attacher aux rambardes, un bruit d’explosion très proche se fit entendre, figeant tout le magasin, comme quand on arrête la projection d’un film en plein milieu d’une bobine. Si cette pause dure plus d’une seconde, le film se met à brûler en grésillant, se gondole et émet aussitôt une fumée sale et âcre ; et c’est exactement ce qui se passa dans la seconde qui suivit l’explosion. Au cœur de cette suspension du temps propre aux fortes émotions — celle par exemple qui accompagne un accident grave de la route et pendant laquelle, paraît-il, on voit défiler sa vie en accéléré, autre utilisation possible d’un projecteur de cinéma —, Louis eut le souvenir très précis d’avoir vu, en se penchant, Charles se retourner pendant le boum, bouche grande ouverte, presque grimaçante. Puis tout le magasin, ses présentoirs et rayonnages furent pliés, tordus de manière anarchique, dans une déflagration muette à laquelle s’enchaîna un bruit de souffle, puis le fracas de tout ce que ce vent-là — une tornade en fait — brisait et entrainait sur son passage.
Les cordes qui devaient servir à la blague FNAC furent arrachées des mains du trio monté dans les étages et le frottement leur brûla les paumes ; ce fut-là leurs seules blessures. Ils ne furent ensuite que peu incommodés par les fumées, grâce aux fameux masques à gaz des Puces de Montreuil. Charles eut aussi de la chance : pour ne pas être trop visible, il s’était planqué avec son matériel derrière une colonne en béton et seuls quelques éclats de verre lui criblèrent le dos ; mais, autour de lui, nombreuses et nombreux furent celles et ceux qui furent défigurés.
Les médias rapportèrent plus tard que, sur la rue, l’après-explosion ressemblait à une scène de guerre mais le quatuor n’en vit rien. Il quitta le magasin aussi vite qu’il le put, comme si c’était lui qui avait déclenché la bombe, et sa fuite fut couverte par l’épaisse fumée qui s’était engouffrée dans le magasin soudain ouvert aux quatre vents, vitrines brisées, portes dégondées. Dehors, des voitures brûlaient et peu à peu montèrent des cris de souffrance et d’effroi. Comment une telle chose avait-elle pu se produire, en plein Paris ?... Après une série plus modeste entamée dans l’indifférence générale en début d’année, puis accélérée quelque peu fin août en attirant davantage l’attention, l’attaque terroriste de la rue de Rennes, dit aussi « du magasin Tati », fit sept morts — dont trois femmes — et cinquante-cinq blessés.
Eve, Louis, Charles et Fabrice ne firent pas partie de cette liste à deux chiffres malgré leurs brûlures aux mains et leurs piqûres dans le dos. Au milieu de l’hystérie qui suivit l’éparpillement stratosphérique de la poubelle municipale qui contenait la bombe, ils abandonnèrent leurs sacs à dos — sauf celui qui contenait le matériel de chez Louis Lumière — et filèrent dans le quatorzième, le frère et la sœur chez eux, Fabrice et Louis chez Armand, qui promit de ne rien dire à Tante Annie des bobos qu’il soigna. Il garda aussi pour lui le secret des larmes de peur et d’incompréhension qu’il vit couler sur les joues de ses deux réfugiés d’un jour. À la télévision, les flashs spéciaux se succédaient, et dans tous on retrouvait la mine de bouledogue fatigué de Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur. À son âge, le chienchien à son pépère Chirac — qu’il finirait par mordre à l’amour propre — n’avait plus beaucoup de flair et l’enquête de police attribua d’abord l’attaque aux Fractions armées révolutionnaires libanaises, les FARL, avant qu’elle fût revendiquée par le « comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient » qui, bizarrement, à contre-courant de toute une époque, n’avait pas donné dans l’acronyme — ce qui aurait de toute façon donné un imprononçable CSPPAPO. En tout cas, l’intitulé à rallonge eut beaucoup de mal à s’imposer sur les antennes : même en très bon journaliste, allez dire plusieurs fois en moins d’une minute « comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient »… Pour essayer de faire passer la pilule de sa boulette, ou de faire diversion, Charles Pasqua, aidé de ses amis Pandraud et Devaquet, enfuma l’opinion publique en lançant un projet de réforme des universités françaises — et, au passage, allez savoir pourquoi, de constitution d’une nouvelle force policière à motos qui irait avec. Ces « voltigeurs » — qu’on affublerait plus tard de jolis noms d’oiseaux tels que « Pasquettes » ou « Pandrettes » — étaient censés, au cas où, éviter que la réforme ne débouchât sur un nouveau mai 68. Une fois encore, Charles Pasqua allait avoir tout faux…"
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