Matthieu Delory est un jeune homme un peu fou qui a créé l'an dernier un salon du polar intitulé "Noires Soeurs". En même temps, il a demandé à quelques auteurs de polar, français ou belges, de participer à un recueil de nouvelles portant le même titre; le produit des ventes du livre est allé à l'aide à la recherche sur la sclérose en plaque.
En 2023, nouvelle édition du salon et recueil "Noires soeurs 2". Cette fois, Matthieu m'a demandé d'en être, ce qui m'a réjoui : cela faisait un moment que je voulais toucher au polar ou au roman noir d'une manière ou d'une autre.
La nouvelle que je viens de terminer (un peu à l'arrache) s'intitule "Sous la moquette", clin d'oeil à un album jeunesse plutôt noir que j'adore, "Les mystères de Harris Burdick". En voici quelques lignes :
"Il croit que je dors, ce con, que je continue à les prendre les somnifères qu’il dilue en cachette dans tout ce que je bois ; mais non, je suis une maline, je réussis toujours à tout jeter dans l’évier, la douche ou les chiottes. Et donc je ne dors pas et j’attends. J’attends mon heure et la fin de la sienne. Ça va être saignant, c’est sûr. Depuis le temps qu’il me tabasse. Au début, il faisait ça comme on se brosse les dents ou comme on lace ses chaussures. C’était un geste normal, quotidien, complètement anodin : je rentre du boulot, j’ôte mon manteau, je te fous une beigne, je m’assois devant la télé, j’ai envie d’une bière, je me lève, je vais m’en chercher une, je te fous une beigne, je me rassois, je sirote, je rote, je m’assoupis ; et là, d’un coup, la fin du calvaire. Pour un temps. Ça, c’était avant…
Car depuis un moment, je crois qu’il culpabilise vaguement, Henry. Avant de frapper, il a comme un instant d’hésitation et j’ai l’impression que les coups sont moins forts… Ou alors, c’est que je m’habitue…Ou qu’il cogne ailleurs, qui sait ? La nuit, il est très long à s’endormir, lui qui a toujours pioncé comme un bébé, en ronflant très fort, couché sur le dos, bouche grande ouverte. Maintenant, pendant un temps infini, il tourne et se retourne sous les draps, en soupirant. Parfois il se lève, sort de l’appartement un moment, revient : je ne sais pas où il va, faire un tour j’imagine… A la longue, l’épuisement l’emporte, il s’endort enfin, et alors il fait des cauchemars, des qui doivent être terribles, parce que faut voir comme il bouge à côté de moi, se tord, pousse des gémissements, des petits cris ; il y a même des fois où il pleure, sans pour autant se réveiller. Ça pourrait presque m’attendrir si je ne le haïssais pas au point de penser sérieusement à le trucider. Mais j’attends. Je ne veux pas payer pour sa mort, et je n’ai pas encore réussi à échafauder le crime parfait. Mais ça viendra. Il faut que ça vienne car il faut que ça cesse. Personne d’autre que moi ne pourra faire en sorte que ça cesse. Les voisins ferment les yeux, ma famille me dit que c’est banal un mari qui bat sa femme, et les flics m’écoutent à peine quand je vais les voir. Pourtant, j’y suis allée une paire de fois ; j’y suis allé dès le début, ou presque.
Je me souviens très bien de la première fois. On était mal tous les deux parce qu’on voulait un gosse et qu’on n’y arrivait pas. Pourtant, on avait fait les tests, on était tous les deux féconds — plus tard, Henry s’est mis à dire en gloussant que j’étais plutôt « fait conne »… Pour compenser, lui il s’est mis à acheter tout et n’importe quoi de manière compulsive alors qu’on finissait déjà nos mois à découvert à la banque, et moi, je me suis mis à maigrir alors que je mangeais tout à fait normalement. On a cru à de l’anorexie mais ce n’était pas ça car je ne perdais du poids et du gras que là où seules les femmes en ont. Très vite, ma jolie paire de seins s’est dégonflée, et côté hanche, je me suis retrouvée avec un « cul de mec » qu’il s’est mis à dire Henry.
Un jour, il a décidé qu’il fallait qu’on change de voiture, qu’il en fallait une plus grande, vu qu’on allait bien finir par réussir à l’avoir ce gosse. Mais notre banquier n’a pas voulu nous prêter un kopeck, et l’ancienne, elle ne valait plus un clou. Un soir, Henry s’est mis à me bassiner pour que j’emprunte du flouze à mes parents, à mes amis ; il voulait que je les appelle là, maintenant, tout de suite, pour le leur demander. J’ai dit non. Il est entré dans une rage folle, a cassé un vase, puis un autre, puis il m’a regardée, et le coup est parti tout seul, poing serré. On était tous les deux tellement surpris qu’on n’a absolument rien dit, et j’ai cru qu’il en resterait là, que jamais plus ça n’arriverait. Ça, cogner, délirer, ce n’était tellement pas lui, mon Henry. A l’entreprise de transport de gros où il travaille, il n’a jamais eu de problème. Départ à l’aube, retour à la nuit, et toujours le sourire !
Deux semaines passèrent et cela recommença... "
La suite à la parution du livre, en septembre prochain.
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