L'écriture avance, pas à pas, plus lente peut-être que celle de BLANCHE... — premier opus d'une trilogie romanesque dont EVE ET LOUIS... sera la suite —, peut-être parce que cette fois j'embrasse plusieurs années (les deux septennats Mitterrand) et non pas quelques mois (ceux du premier confinement Covid en France)...
En tout cas, extrait :
"Un jour — Eve devait aller sur ses six ans et les Barré accueillaient pour la première fois un petit monsieur déjà âgé, aux dents pointues et au front lisse, accompagné de messieurs plus grands, plus jeunes et aux dents longues et blanches — la petite fille partit seule et en cachette boire son Orangina. Le cafetier fut d’abord surpris de la voir arriver sans son oncle mais, comme elle s’assit à leur table habituelle, il lui apporta en riant une bouteille jaune, ronde, granuleuse, avec paille au goulot. Cet épisode, on le lui a raconté souvent à Eve, et elle a du mal à débrouiller le vrai du faux, à ne pas se demander si, pour aboutir à cette anecdote, on n’a pas mélangé plusieurs souvenirs. Mais elle sait qu’un jour, petite mais sans être sûre de son âge, elle but longuement, en solitaire, un Orangina bien frais à la paille en regardant le monde, la vie, les gens à travers la vitre d’un café, et eut l’impression de regarder la télévision. Que cette agitation, là, dehors, ne la concernait déjà plus. Ou que plutôt, sous ses yeux, quelque chose était en train de passer, s’en aller, qui serait perdu à jamais. Alors, il lui semble qu’elle versât quelques larmes, sans bien savoir pourquoi. Le soleil qui tapait dur à la devanture ?
Maman Barré était, elle, pleinement en pleurs lorsqu’elle surgit au Café de la Place. Elle secoua sa fille par le bras sans la faire se lever, ce qui fit trembler la table. La bouteille d’Orangina vacilla, chuta et, au sol, sa tête fine se sépara net de son ventre rond. Le bruit du bris calma la mère d’un coup : elle s’excusa auprès du cafetier, voulut régler la consommation, mais il rétorqua que « la petite demoiselle » avait déjà payé. Interloquée, Claudine regarda Eve et, devant son air fier et concerné, se sentit obligée de s’asseoir et d’expliquer que c’était mal ce qu’elle avait fait, qu’elle l’avait cherché partout, qu’elle était épuisée d’avoir couru, que tout le monde s’inquiétait à la maison, y compris les invités, et qu’il se passerait longtemps avant qu’elle puisse sortir seule dans les rues du quartier. Pourtant, quelques mois plus tard, Eve et Charles commençaient à se rendre à l’école sans être accompagnés…
De retour à l’appartement, les convives étaient encore au living-room, silencieux et tendus. Quand il vit la fugueuse passer la porte d’entrée devant sa mère, le petit homme déjà âgé se leva le premier, s’approcha à pas courts, ventre en avant, se pencha en pinçant ses lèvres fines, et dit d’une voix chuintante un peu aiguë mais qu’on avait envie d’écouter : « Je vois qu’à ton âge tu as déjà le goût de l’aventure. Au mien, on a celui de l’Histoire et du Destin ». Le fait qu’instantanément Eve se soit souvenue de cette phrase à son âge et qu’elle en eut perçu le sens exact, lettres majuscules incluses, fit dire plus tard à ses parents : « nous avons su très tôt que notre little baby ferait une femme exceptionnelle. » Une Super Lady. Charles, ils l’appelaient le clever boy et, entre eux, se donnaient du dear le soir, quand ils étaient fatigués et prêts à aller se coucher en même temps.
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L’utilisation de plus en plus fréquente d’anglicismes dans la langue française date de l’après mai 68. On pourrait dire qu’alors, on commence à « y perdre son latin », mais plus sérieusement, l’époque marque le début de la disparition de l’enseignement du latin (et encore plus du grec ancien) en France. Au début des années 70, en lieu et place des toges, du ionique et du dorique, le Power Flower est partout dans la rue et dans les home sweet home, tandis que management et computers envahissent peu à peu les entreprises. Leur devise générale devient dès lors time is money, et le pays tout entier se met à être géré comme une société privée censée être rentable. Dans la foulée, après une transition souffreteuse brouillée par des vapeurs de Lucky Strike, un polytechnarque féru de finances et amateur de diamants remplace un général libérateur de peuple et de capitale à la tête de l’Etat : écrit comme ça, c’est aussitôt moins fun et moins sexy, n’est-ce pas ? La chanson qui zoukera « T’es ok, t’es in, t’es bath » sortira en 1980. En 1981, la France toute entière se déclarera Woman in Love, en même temps que Michel Sardou, chanteur nationale, clamera vouloir Etre une femme — Pour le plaisir complètera un certain Herbert Léonard — et qu’un séducteur patenté portant même prénom qu’une lignée de roi français de la Renaissance deviendra Président de la République Française. A contre-courant de l’anglo-américanisation mondiale en cours, il préférera l’Ode an die Freude de Ludwig van Beethoven au Start me up des Rolling Stones pour fêter solennellement sa victoire : on ne fait certes pas entrer son Destin dans l’Histoire à coups de déhanchés disco-rock…
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Sans vivre dans l’opulence, les enfants Barré ne manquaient de rien si ce n’est de la présence de leurs parents : Jean-Michel et Claudine étaient très investis dans leur travail, et plus encore dans la vie et l’avenir du Parti Socialiste Français.
Le soir, au retour de l’école, Eve et Charles attendaient leur retour pour pouvoir dîner. Les jours où ils étaient passés s’acheter des bonbons au marché le matin, l’attente était supportable. Sinon, à peine rentrés, ils fouillaient partout pour voir s’il ne se cachait pas quelque part, frigo, tiroir, placard, une tablette de chocolat ou un paquet de chips. Parfois, ils trouvaient au salon un reste de mignardises ou de pâtes de fruits apportées par le petit homme au Destin et ses amis. Mais la plupart du temps, leur quête affamée ne rapportait rien : Claudine Barré détestait faire les courses et n’achetait toujours que l’essentiel, et encore. Et les soirs où il manquait quelque chose aux diners tardifs — du pain, du vin ou du Boursin — Jean-Michel descendait en râlant à l’épicerie d’en bas pour réparer l’oubli. A l’époque, on ne disait pas encore « l’arabe du coin ».
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